Saviez-vous que certains objets archéologiques voyageaient? Parmi ces objets voyageurs, certains nous permettent de remonter le temps.
Dans le cadre de l’exposition temporaire intitulée Des choses et proposée jusqu’au 9 janvier 2022 au Laténium (Neuchâtel), deux petits ensembles archéologiques vaudois sont présentés au public. Ils ont quitté pour un temps le Canton de Vaud, dans le sol duquel ils ont été précieusement préservés, durant des dizaines de siècles, avant d’être exhumés lors de fouilles archéologiques menées sous l’égide des Institutions cantonales. Conservés au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire, au Palais de Rumine, à Lausanne, ils sont mis en valeur dans son exposition permanente.
Vous pourrez ainsi (re)trouver au Laténium, parmi d’autres choses, des objets découverts en contexte funéraire à Saint-Sulpice et à Lausanne-Vidy : une paire de petits masques en verre d’origine phénicienne de l’âge du Fer ainsi qu’un gobelet en céramique au contenu énigmatique et émouvant, d’époque néolithique, dont il sera question dans le texte que je vous propose ci-dessous. Cette notice est tirée du catalogue accompagnant l’exposition Des choses.
A noter également que le site de Vidy, à un jet de pierre de l’Unithèque, est l’un des chantiers archéologiques fouillé et étudié par l’Institut d’archéologie et des sciences de l’antiquité de l’Université de Lausanne.
EBC, Collections académiques
La tombe du « Petit Poucet » et la place des enfants dans les pratiques funéraires au Néolithique
Des ensembles clos
Dans les recherches préhistoriques, l’apport de l’étude des sépultures est primordial pour la connaissance des populations anciennes. Contrairement aux sites d’habitat, constitués le plus souvent d’un palimpseste d’occupations successives, véritable écheveau difficile voire impossible à démêler, les sépultures constituent, pour l’archéologue, des «ensembles clos». Il s’agit d’une configuration privilégiée où la répartition spatiale des vestiges reflète véritablement les intentions des acteurs du passé. Dans les sépultures, la position des squelettes ainsi que la nature et la disposition des vestiges enfouis témoignent fidèlement de gestes bien définis accomplis à un moment déterminé. La situation est parfois plus complexe, à savoir que la tombe peut être rouverte, une ou plusieurs fois: d’autres gestes viennent alors modifier la disposition initiale pour permettre, par exemple, l’ajout d’un défunt et des objets qui l’accompagnent. Une fouille minutieuse permet de restituer dans le détail la succession des évènements jusqu’à l’état final de la sépulture, celui dans lequel l’archéologue la retrouve.
Un récit personnel
Pour le Néolithique, les fouilles de nombreuses nécropoles permettent de dresser un tableau très complet des pratiques funéraires, à la fois codifiées et extrêmement diversifiées. Cependant, si les gestes accomplis sont de mieux en mieux connus, leur sens et leur contenu, symbolique ou cultuel, nous échappent en grande partie. Indépendamment de l’interprétation des données, d’un point de vue strictement scientifique et historique, chacun peut alors librement tisser la toile de son propre récit des évènements, un récit subjectif et personnel, en sachant que les clefs de compréhension des faits observés se sont perdues et ne sont plus accessibles. De même que les peintures rupestres paléolithiques des grottes de Lascaux (Dordogne, France) ou de Chauvet-Pont d’Arc (Ardèche, France) peuvent parfaitement dialoguer avec notre sensibilité du 21e siècle, au-delà des millénaires, les pratiques funéraires révélées lors de fouilles archéologiques sont susceptibles de nous interroger et de nous toucher. En résonance avec notre propre rapport à la mort, ainsi qu’aux rituels et aux gestes qui, aujourd’hui, l’accompagnent.
La mortalité infantile au Néolithique
Si les données illustrant la place des enfants dans les sociétés néolithiques recueillies lors de fouilles d’habitats sont ténues, l’examen des sépultures s’avère plus parlant. En se basant sur des exemples historiques, on admet que la mortalité infantile était très élevée dans ces premières sociétés agro-pastorales : un quart des nourrissons mourraient avant la fin de leur première année et seul un enfant sur deux atteignait la puberté. En conséquence, la proportion d’enfants dans les nécropoles néolithiques devrait être importante. Il semble que ce soit bien le cas, la plupart du temps, à l’exception des nouveau-nés et des très jeunes enfants qui pouvaient être inhumés directement dans l’espace domestique ou à proximité immédiate. Comme si les petits disparus demeuraient attachés à la sphère familiale et ne faisaient pas encore pleinement partie de la communauté villageoise. Indépendamment de leur nombre et de leur proportion, on observe surtout que le soin accordé aux enfants est équivalent à celui apporté aux adultes, que ce soit dans l’architecture de la tombe, la disposition du corps, la présence de parures, de biens de prestige ou d’autres objets associés au défunt.
Trois grandes nécropoles lémaniques
À l’invitation des commissaires de l’exposition Des choses, nous présentons ici une tombe de Lausanne-Vidy (Vaud, Suisse), une des vastes nécropoles lémaniques qui, à l’image de celles de Pully-Chamblandes (Vaud, Suisse) et de Thonon-Genevray (Haute-Savoie, France), permet précisément d’évoquer la place des enfants dans les pratiques funéraires au Néolithique, entre 4’700 et 3’900 avant notre ère (Beyneix 2018). Ces trois nécropoles sont caractérisées par des inhumations dans des petits caissons en dalles de pierre, enfouis dans le sol, dont seule la dalle de couverture pouvait affleurer, appelées «cistes de type Chamblandes» (Moinat & Chambon 2007). Le site éponyme de Pully ne comprend que des tombes en ciste. Celles-ci sont prédominantes dans les deux autres nécropoles où elles cohabitent néanmoins avec des tombes en coffre de bois et, rarement, avec d’autres formes d’architecture funéraire. Dans tous les cas, les défunts reposent en position repliée, sur le côté gauche. Les tombes individuelles sont majoritaires, mais elles peuvent être multiples et recevoir plusieurs individus, entre deux et quatre, rarement plus, inhumés simultanément ou successivement.
Sur les trois sites lémaniques, à première vue, les enfants paraissent bien représentés, même si nous ne disposons pas encore d’études anthropologiques exhaustives. À Thonon, la présence d’enfants très jeunes, âgés de moins d’un an, est bien attestée et la répartition spatiale des sépultures laisse même entrevoir un secteur réservé aux enfants. Parmi les rituels particuliers liés aux jeunes enfants, Patrick Moinat, auteur de fouilles et d’analyses minutieuses de nombreuses tombes de Vidy et de Chamblandes, a identifié, entre autres, trois cas très similaires où un jeune enfant, entre deux et six ans, est inhumé avec un adulte, la tête reposant entres les mains de celui-ci (Moinat 2003).
La tombe du « Petit Poucet» de Lausanne-Vidy
La sépulture d’enfant de Lausanne-Vidy que nous évoquons ici se distingue entre toutes et suscite une attention particulière. La tombe 89 est une «ciste de type Chamblandes» soigneusement aménagée et dont le module a été adapté pour accueillir un jeune enfant de deux ou trois ans, fille ou garçon. Le petit défunt repose, selon la tradition, en position repliée, couché sur le côté gauche, alors que sa tête n’est pas orientée vers le levant mais vers le sud-ouest. L’enfant porte un précieux collier fait de perles discoïdes — quarante-huit en jais et cinq en coquillage — et de dents perforées, trois canines de chien et trois croches de cerf (voir figure ci-dessus). Ce type de parure se retrouve parfois dans des tombes d’enfants ou de jeunes adultes. On peut supposer qu’il ne s’agit pas d’un simple collier, objet personnel du jeune défunt, mais que sa présence en contexte funéraire revêt un sens particulier. Un modeste outil en silex, un perçoir, ainsi qu’un petit morceau d’ocre rouge sont également déposés dans la tombe. Quel sens donner au perçoir en silex, un objet utilitaire que l’on imagine plutôt entre les mains d’un adulte ? L’ocre rouge, que l’on retrouve régulièrement dans des tombes «Chamblandes» et dans d’autres contextes funéraires, devait être porteur, de toute évidence, d’une charge symbolique bien définie. Enfin, le bambin tenait contre lui un petit récipient en céramique rempli de 76 cailloux de quartz blanc (voir figure ci-dessus). Ce dépôt qui accompagne l’enfant, tout à fait unique à notre connaissance, est très énigmatique. De toute évidence, il ne s’agit pas d’objets rares ou précieux: leur valeur et leur signification sont d’un autre ordre. Le récipient pourrait être un objet familier, une tasse que l’enfant utilisait quotidiennement ou, au contraire, avoir été façonné pour l’occasion. Il en va de même du contenu: objets familiers, peut-être récoltés par l’enfant lui-même, petits trésors qui lui tenaient à cœur, ou objets symboliques, chargés d’une signification précise dans l’esprit de ses proches et de sa communauté? Quel sens donner à ces simples cailloux, très banals, manifestement choisis en fonction de leur petite taille, de leur matière et de leur couleur? L’archéologue est bien démuni pour essayer de comprendre ce dépôt et le mystère reste entier. En principe, il en reste là…
Un petit nom affectueux
Lors de fouilles archéologiques, il arrive quelquefois qu’un squelette anonyme se voie attribuer un nom, et que cette identité posthume soit reconnue au-delà du cercle des fouilleurs. C’est le cas de la fameuse Lucy, alias A.L.288-1, une jeune Australopithèque découverte en 1974 à Hadar (Éthiopie), que les Éthiopiens préfèrent nommer Dinqnesh, soit «Tu es merveilleuse» en langue amharique.
À quel moment l’enfant de la tombe 89 de Lausanne-Vidy fut-il appelé le «Petit Poucet»? Sur la fouille, peut-être, en 1991, ou plus tard, en 1997, au moment où la tombe fut choisie pour figurer dans la nouvelle exposition permanente du Musée cantonal d’archéologie et d’histoire à Lausanne? Je ne saurais le dire. Par contre, je sais que cette appellation, familière et affectueuse, s’est imposée immédiatement, même si les liens avec le personnage du conte de Perrault sont bien minces et, comme il se doit, anachroniques. Les cailloux blancs évoquent tout de suite, dans notre imaginaire, le «Petit Poucet». Le fait que ce soient précisément ces cailloux qui aient aidé l’enfant à retrouver son chemin dans le monde des vivants suggère qu’ils puissent également jouer ce rôle dans le monde des morts. La référence au «Petit Poucet» redirige l’émotion que l’on peut ressentir devant cette tombe d’enfant vers un imaginaire perçu comme bienveillant. En effet, dans les contes destinés aux enfants, le personnage du «Petit Poucet» est une figure très rassurante, au sein d’univers inquiétants, peuplés d’ogres ou de monstres. Il échappe à un destin annoncé comme cruel et implacable, une mort prématurée: affamé ou dévoré. Son histoire célèbre, comme bien d’autres récits ou mythes, le triomphe de l’astuce et de la malice sur la force brutale et aveugle.
Laissons le mot de la fin à Charles Perrault, lui-même cadet de sept enfants, qui conclut l’histoire du «Petit Poucet» en soulignant que, dans une fratrie, si le plus faible peut être victime de railleries ou de mépris, «quelquefois, cependant, c’est ce petit marmot qui fera le bonheur de toute la famille».
Pierre Crotti, archéologue
- dans nos collections: le catalogue de l’exposition Des choses.
- à visiter: la restitution de la tombe 89 au Musée cantonal d’archéologie et d’histoire (MCAHL), Salle Troyon sur la préhistoire.
- à distance: une visite interactive du MCAHL.
Des choses / Laténium