En août 2021, Yannick Rochat a été nommé par l’UNIL pour enseigner et mener des recherches sur le jeu vidéo. Fort d’un doctorat en mathématiques appliquées aux sciences humaines et sociales, il explore ce domaine depuis près de 10 ans et s’intéresse particulièrement aux langages de programmation – les langages avec lequels les jeux sont créés – et à la production suisse. Avec trois autres chercheurs, il a fondé le GameLab, un groupe d’étude sur le jeu vidéo réunissant des chercheurs de l’UNIL et de l’EPFL. Dans cet entretien, le chercheur nous présente cette discipline émergente.
Pourquoi est-il si important d’étudier le jeu vidéo à l’université ?
Les jeux vidéo sont une pratique culturelle populaire qui connaît plusieurs définitions et usages selon les groupes, allant des enfants aux personnes du troisième âge. Par exemple, les adolescent·e·s jouent énormément et les jeux vidéo sont des lieux d’échange importants pour eux. Les jeux vidéo se sont aussi largement démocratisés via les jeux gratuits et les smartphones, parfois grâce à des jeux classiques numérisés comme le scrabble et le jass.
Le jeu vidéo peut aussi être formateur. Cela fait 50 ans que l’on joue, seul·e ou à plusieurs, chez soi ou en salle, et même à l’université – là où le jeu est né. Le média a donc influencé de nombreuses personnes : combien de géographes ont découvert leur vocation notamment avec Sim City ? Comprendre ces pratiques, c’est un peu mieux comprendre les gens.
Finalement, les jeux vidéo peuvent également être un moyen d’expression. Depuis une quinzaine d’années, la création de jeux s’est démocratisée. À ce titre, le média est devenu un canal d’expression thématique, parfois politique et surtout artistique.
Pour ces raisons, il est tout à fait légitime que l’on s’y intéresse de manière académique. C’est un champ de recherche en transition étudié par une communauté grandissante, qui est passé du côté « légitime » de la recherche. Un processus par lequel d’autres disciplines – comme le cinéma par exemple – sont passées avant.
Quels sont les domaines que vous allez explorer dans vos enseignements à l’UNIL ?
Je donne un cours nommé « Mathématiques ludiques ». Le cours est donné dans la première année propédeutique et sert de mise à niveau en mathématiques. Il s’agit pour les étudiant·e·s d’étudier les propriétés mathématiques de nombreux jeux, notamment au travers de l’étude du game design (concevoir les mécaniques d’un jeu) et de l’équilibrage de mécaniques de jeux. Par exemple, le jeu de l’oie permet d’aborder les probabilités, le jeu de société Trans Europa la théorie des graphes, et le Monopoly les chaînes de Markov. Le cours permet aussi de valoriser la présence du jeu de société et du jeu vidéo au sein de la faculté des lettres. Pour illustrer ce domaine, l’ouvrage Power-up de Matthew Lane est idéal. Une série de concepts mathématiques y sont abordés à travers des situations tirées de jeux vidéo permettant de bien comprendre le lien important entre mathématiques et systèmes de jeux. Dans les interviews, nombre de développeurs et développeuses constatent qu’il aurait fallu être plus attentif durant les cours de mathématiques. Cette thématique est relativement peu abordée dans la littérature scientifique en sciences du jeu ou en game studies.
Ensuite, je donne un cours nommé : « Le jeu vidéo en Suisse : histoire et archives ». Le but est de former les étudiant·e·s aux méthodes archivistiques sur la base d’objets complexes comme les jeux vidéo, avec une emphase sur le patrimoine vidéoludique suisse. Ces questions ne sont pas évidentes et nécessitent de préserver les outils de lecture eux-mêmes : on peut difficilement lire un jeu sans la console pour lequel il a été créé. L’emphase sur le milieu helvétique permet de mettre en lumière des scènes méconnues car dans l’ombre de l’histoire dominante américaine et japonaise. Pour ce cours, j’utilise un ouvrage appelé Debugging game history: a critical lexicon par Raiford Guins et Henry Lowood. C’est un ouvrage collectif et ce choix n’est pas anodin. Comme il y a trop de cas particuliers, il n’existe pas une méthode unique, donc pas forcément de manuel, sur l’archivage des jeux vidéo. Ce livre présente divers cas d’école sur la problématique. Le cours prend une structure similaire : un séminaire où plusieurs jeux et leurs options de conservation sont analysés dans une réflexion collective.
Finalement, un cours est dispensé chaque semestre de printemps depuis 2018-2019 sur la thématique de la « gamification » (ici, le fait de représenter des thèmes sous une forme ludique). Ce cours est donné conjointement avec Selim Krichane de l’EPFL. Le but est d’intégrer les codes de transmission des jeux à travers le game design. En créant un jeu à partir d’un thème particulier, on travaille sur des éléments qui auraient pu paraître secondaires : des questions de narration ou d’équilibrage par exemple. Quand on veut faire un jeu, faire ressortir une thématique à travers des mécaniques peut être important. C’est là que le game design est important et nous sommes heureux de pouvoir l’aborder dans un enseignement. Le but est aussi d’améliorer les capacités d’analyse pour mieux comprendre le jeu vidéo. Dans ce cadre, Elements of game design, de Robert Zubek, est un excellent ouvrage réalisé par un chercheur qui est aussi un game designer. Il a proposé un brillant modèle pour analyser le jeu vidéo. C’est un ouvrage qui va dans la direction de la recherche par la pratique.
Finalement, quels sont les ouvrages idéaux pour s’initier à la recherche sur le Jeu vidéo ?
L’ouvrage de référence en langue française est Philosophie des jeux vidéo de Mathieu Triclot. L’ouvrage fait la part belle à l’histoire du média, notamment sa naissance dans le milieu universitaire et l’importance de cette origine pour la suite de son développement. Il s’intéresse à différents moments clés et analyse la signification de ces objets à travers le temps, ainsi que leur impact. Un ouvrage plutôt facile d’accès, amusant et très intelligent, bref, élégant.
Un second conseil serait Une histoire du jeu vidéo en France d’Alexis Blanchet et Guillaume Montagnon. Écrit récemment, c’est un travail de recherche remarquable sur l’arrivée des jeux vidéo en France : les circuits, leur forme, leur support, etc. Le travail est le fruit de 7 années de recherche et met l’emphase sur les débuts du développement de jeux vidéo en France. Les premiers jeux semblent voir le jour dans les universités et, à partir de là, les chercheurs vont remonter l’histoire de leur création. L’ouvrage se base sur de nombreux entretiens et met en lumière des pans méconnus de l’histoire du jeu vidéo. Selon moi, dans la recherche sur les jeux vidéo dans le monde francophone, il y a un avant et un après cet ouvrage.
En ce qui me concerne, si je dois partager un coup de cœur, ce sera I AM ERROR de Nathan Altice. Le titre est une réplique d’un personnage du jeu Zelda II: The Adventure of Link, sorti en 1987 sur NES, qui est considérée comme une erreur de traduction. L’ouvrage essaie de comprendre l’origine de cette réplique et pour ce faire parcourt l’histoire de la NES. Cette histoire aborde tout un nombre de contraintes s’appliquant à l’époque sur la production de jeux vidéo et va revenir sur le fonctionnement, les possibilités et les limites de la console NES elle-même. L’ouvrage s’intéresse à la console au-delà de son cycle d’exploitation, de la conception jusqu’aux usages qui ont encore aujourd’hui, notamment l’émulation et le speedrunning.
Pour accompagner ce nouvel enseignement et les activités du GameLab, la BCU Lausanne-site Unithèque met à disposition de ses usagers une collection d’ouvrages dédiée.
Photo : Lorenzo Herrera
Sélection "Jeu vidéo et gamification"