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Plus d’une langue: langues et littératures

« La langue de l’Europe, et peut-être la langue du monde, c’est la traduction. »

Barbara Cassin, 2019

Le cours, public et à plusieurs voix, « Une langue, une littérature ? Une relation qui ne va pas de soi » du Centre interdisciplinaire d’étude des littératures (CIEL) de l’Université de Lausanne est consacré ce semestre d’automne 2020 à l’exploration de la relation entre langues – et langage – et littérature. En marge de ce cours, nous vous proposons une mise en valeur d’œuvres littéraires multilingues et de documents explorant cette relation dans ses multiples déclinaisons : rôle du plurilinguisme dans la constitution des littératures nationales, influences et références littéraires à travers les langues, pratiques d’écriture plurilingues et translingues, écrivains-traducteurs, rapports des écrivains plurilingues ou (post)coloniaux à leurs langues d’écriture ou encore littérature migrante. Découvrez cette sélection thématique dans le catalogue Renouvaud, ainsi que l’exposition physique sur le site Unithèque.

Éloge du plurilinguisme

Pour Rastier, « le langage est un concept philosophique, unissant une faculté générale de l’humanité à une hypothèse sur les propriétés universelles des langues. » (Rastier 2015 : vii) Dans cette configuration, la littérature « réfléchit le langage au sein des langues » et est « un art du langage » (idem). Aborder la littérature par le prisme du plurilinguisme et les œuvres littéraires multilingues, c’est mettre à mal le paradigme forgé par les nationalismes européens au 19e siècle : l’idée de langues pures et homogènes dans lesquelles se réaliseraient les différentes littératures, à la fois produits et reflets des identités nationales. C’est en outre partir du principe que toutes les langues de culture – par opposition aux langues véhiculaires – sont par essence transnationales et qu’il n’est guère de plus grande richesse que de pratiquer « plus d’une langue », pour paraphraser Barbara Cassin.

L’éloge du plurilinguisme exprimé par la philosophe et la défense du multilinguisme énoncée par François Ost constituent le point de départ des réflexions qui seront au cœur d’une journée d’étude, organisée en parallèle du cours collectif du CIEL le 27 octobre 2020. Par le recours à la comparaison, le groupe de recherche engagé explorera tour à tour le bilinguisme littéraire de la muse du poète Louis Aragon, Elsa Triolet, l’imaginaire des langues d’écrivains exilés ou encore les particularités linguistiques des innombrables traductions du Petit Prince d’Antoine de Saint-Exupéry afin d’inviter, à la suite d’Heinz Wismann, à « penser entre les langues ».

Une langue, une littérature ?

Des écrivains lisent à travers les langues, traduisent ou s’auto-traduisent, optent pour une langue d’écriture qui n’est pas leur langue d’expression première (ou langue maternelle) ou encore produisent des textes ou des manuscrits plurilingues. En quoi cela détermine-t-il la forme et la nature des littératures dites nationales ? Comment tenir compte de ces dynamiques pour comprendre la littérature dans un contexte global ? Une approche plurilingue du texte littéraire peut-elle servir l’étude de textes même très ancrés dans une langue-culture ? C’est entre autres à ces questions que tenteront de répondre les conférences, données par des membres de nombreuses sections de la Faculté des lettres, composant le cours public 2020 du CIEL.

La traduction – dont la violence est parfois sous-estimée – sera au cœur de plusieurs contributions, notamment le rôle joué par les traductions et les transferts dans la diffusion des idées au temps des Lumières et dans l’accès à l’écriture pour les femmes de lettres à cette époque. Au 18e siècle déjà, le territoire helvétique, par sa position géographique au centre de l’Europe cosmopolite et sa politique linguistique multilingue, constituait un terreau fertile pour l’émergence d’œuvres littéraires réfléchissant les rapports entre langue(s) et écriture, comme celle d’Isabelle de Charrière. Ce terreau ne s’est pas asséché depuis, favorisant l’éclosion des textes de Catherine Colomb et d’innombrables entreprises de créations plurilingues prêtes à franchir les barrières linguistiques pour explorer l’ « autrement dit / anders gesagt ».

Pour faire résonner les langues

Le développement et la coexistence de multiples langues sont si intrinsèquement liés au continent européen et au devenir des cultures et des langues qu’il abrite que Barbara Cassin, toujours, désigne la traduction comme la langue du Vieux Continent. Néanmoins, il serait erroné de considérer que le reste des littératures du monde est épargné par les questions de plurilinguisme, en atteste le contexte oriental, et indien en particulier. Les œuvres d’auteurs·trices postcoloniaux·iales et/ou poussé·e·s sur les routes de l’exil cristallisent ces questions, en particulier pour ceux et celles qui recourent à une langue d’écriture qui n’est pas leur langue d’enfance.

Ainsi, outre-Atlantique, les textes d’écrivains issus de la diaspora juive ou ayant fui les persécutions nazies, comme Walter Abish ou Louis Zukofsky, réfléchissent la langue première dans la langue d’écriture, tantôt de manière harmonieuse, tantôt de manière conflictuelle. Pour les autrices africaines Bessora, Calixthe Beyala et Véronique Tadjo, qui animeront la table-ronde du 7 octobre au Palais de Rumine Pour faire résonner des voix des femmes, comme pour beaucoup de plumes originaires des anciennes colonies, la langue littéraire est fabriquée par toutes les langues et toutes les cultures différentes traversées qui s’entremêlent dans des œuvres souvent polyphoniques.

Une langue, une littérature. Plus d’une langue. Les intitulés du cours public du CIEL et de notre mise en valeur, comme leurs contenus, révèlent un parti pris commun : aborder les littératures du monde, et par extension les cultures du monde, dans toute leur complexité, en réfutant l’idée, promue par une partie de la critique littéraire contemporaine, qu’il est possible de se passer des langues d’émergence des textes. Il apparaît en effet plus que nécessaire, dans un monde qui tend de plus en plus vers l’uniformisation et le conformisme, de compliquer l’universel.

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